Ascenseur pour le ciel

Publié le par ErMa

Foch 1963

Quand j'étais enfant, j'habitais en haut d'une tour de béton, bâtie par un certain Auguste Perret  au sortir de la guerre, sur les ruines de la ville pilonnée par des bombardiers anglais. Située à la fin d'une vaste avenue, elle faisait face à la mer. L'endroit était pompeusement baptisé  "Porte océane". De la fenêtre du salon on voyait les bateaux qui allaient et venaient depuis le port du Havre.

 

Pour accéder à ces hauteurs en ménageant ses efforts, il fallait emprunter un de ces ascenseurs  sinistres de marque SACEM. Cabine en bois ciré, interdite comme il se doit "aux enfants non accompagnés". Une fois appuyé sur le bouton le système émettait un drôle de bruit de déglution et nous entraînait vers le ciel. Je me souviens aussi de l'odeur, dedans. Très particulière. Totalement indéfinissable. Agissant puissamment sur mon inconscient, les rares fois où je suis retourné là-bas, à la façon de la madeleine de Proust.

 

Autre temps autre moeurs, le principe de sécurité n'avait pas encore envahi notre monde, on voyait durant la montée défiler la paroi lisse.

 

Cette paroi lisse justement, qui avait valu, un jour de malheur, à la petite fille du sixième de se coïncer la jambe dedans. Ce drame avait institué une sorte de non-dit parmi les habitants de la tour et hantait lourdement les esprits. Et il nous arrivait de croiser la pauvre enfant avec sa prothèse, toujours accompagnée de ses parents. On la regardait sans rien dire. Les mères de famille baissaient les yeux en la voyant, elles répétaient à leur progéniture "fais attention à toi, sinon, tu vois ce qui peut arriver".

 

Au premier, mon copain Patrick, au sixième le gros Fifi avec qui j'entretenais des rapports plus que heurtés depuis un certain soir de malheur où, victime d'une sorte de racket j'avais dû lui abandonner la quasi-totalité de mon stock de billes, une fille très délurée prénommée Marie-Pierre au dixième. Je voyais parfois sortir de l'appartement d'en face les voisins accompagnés d'un chien obèse dénommé Padouc.

 

A la fin de ses jours, mon grand père Yves avait pris l'habitude de venir nous voir. Malade, sentant ses jours comptés, il restait dans son fauteuil à contempler la mer en silence. Breton d'origine, il avait toujours rêvé de prendre sa retraite à Saint-Malo, mais n'avait pas quitté Melun (Seine et Marne). Toute la journée, il observait les mouvements de cette flotille qui s'éparpillait devant ses yeux.

 

Le paquebot France, bien entendu, la sirène qui signalait son arrivée, accompagnée par trois vagues engendrées par son étrave, qui se fracassaient contre la digue.


Il nommait les navires de noms étranges que je ne connaissais pas : pinardier, marie-salope. Je le regardais, intrigué, il me désignait les manoeuvres de la drague qui creusait le chenal d'accès à la rade. Et puis l'épave du Jean-Bart, coulé pendant la guerre, et qui affleurait à marée basse.

 

Il aimait qu'on lui prépare des filets de merlan, il faut dire qu'à Melun...

 

Je ne sais pas pourquoi j'ai écrit tout ça. Je voulais simplement faire une introduction pour parler du film "Buried" que je viens d'aller voir. Une sorte d'introspection pour tenter d'analyser les raisons de ma tendance à la claustrophobie.  Mais je me rends compte que j'ai un peu divagué.

 

Ah si...  En haut de la rangée de boutons de l'ascenseur, il y en avait un dénommé "urgence", que l'on pouvait actionner à grand peine en se haussant sur la pointe des pieds quand on avait atteint l'âge à se hasarder seul dans la cabine. Celui qu'il m'est arrivé d'actionner une ou deux fois. Ces jours-là, on sentait que quelque chose de bizarre allait se passer. L'ascenseur ne s'était pas arrêté exactement au niveau du sol. On hésitait et puis pfff... pas question  de s'infliger onze étages à pied. Avec un zeste d'inquiétude on finissait par se décider à y aller. Et ce que l'on avait redouté finissait par se produire : comportement hésitant de la machine. Arrêt inopiné entre deux niveaux. Le coeur qui bat... Tentatives de relancer. On ré-appuie fiévreusement sur le bouton. Rien... Panique. On tape contre la porte. Et puis, la cabine qui finit par se remettre en route de façon impromptue. Hésitations. Secousses. Arrêt à l'étage non désiré. On pousse de toutes ses forces contre la porte qui finit par s'ouvrir, on émerge au septième à bout de souffle en jurant croix de bois, croix de fer, qu'on ne nous y reprendra plus...

 

Curieux, quand on y pense, de se dire que pour accéder au ciel, il faille d'abord s'enfermer.

                                            

Publié dans Comprendre

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