Syzygie II - Héloïse

Publié le par ErMa

Episode précédent : Syzygie I - La vigie


Je me fis une autre vie, loin de tout ça.

J'élus domicile dans la grande métropole, celle que l'on pouvait arpenter toute une journée sans jamais parvenir à sa frontière, la métropole grouillante dans laquelle on sentait, on devinait des myriades de vies qui se côtoyaient sans trop se mélanger.

Du dernier étage du building où j'avais établi mes quartiers, je voyais des bouches de métro vomir des foules frénétiques qui investissaient les rues tôt le matin, des ruisseaux grouillants qui rapidement se tarissaient, pour venir de nouveau confluer en fin d'après-midi. Tard le soir, de longs rubans de lumières s'enroulaient silencieusement en reconstituant le contour des artères périphériques.
 
Le solstice d'hiver était venu, Souvent, un ciel bas et plombé donnait à la scène un aspect fantasmagorique, mais pourtant si étrangement familier... Je regardais ça, le front contre la vitre que la pluie venait gifler, faisant couler des rigoles d'eau sur le carreau. Guetteur, toujours, on n'échappe pas si facilement à son destin...

La nuit tombait, et je revivais la scène en rêve, en accéléré. Un monde inattendu, secret, se dévoilait à ma conscience, quelque chose comme une macro-machine que je voyais en panoramique. "Koyanisqaatsi", disaient les Hopis...

Je voulus me divertir. Je devins familier avec l'alcool, le jeu, les femmes...

Oui c'est ça, surtout les femmes. Faire la liste de toutes mes conquêtes, de celles qui à un moment ou un autre partagèrent mon lit serait chose fastidieuse. J'avais, me semble-t-il, gardé avec moi une sorte de carnet dans lequel j'avais entrepris de recenser leurs mérites comparés, sur tous les plans. Sur tous les plans, si vous voyez bien ce que je veux dire... Mais aucune liste n'aurait su être complète sans y avoir inclus Héloïse. Héloïse, donc... elle avait un beau visage de Madone, de longs cheveux noirs, et le teint pâle, si pâle...

Une beauté étrange, nourrie par des imperfections, des choses difficilement discernables mais qui en rehaussaient l'attrait avec une intensité insoupçonnable. Je fus immédiatement subjugué par l'air lointain, vaguement blasé et presque arrogant qu'elle arborait à mon approche. Souvent, je tentais de capter son regard. Peine perdue, c'était comme je n'existais pas. Alors, je me contentais de la regarder de loin.

Je ne peux pas dire qu'elle me résistait. Pire encore, elle m'ignorait... Chaque approche que je tentais ne rencontrait que son indifférence glacée. Quoi, moi qui pouvais me targuer de multiples succès auprès des femmes, me faire éconduire de la sorte...

Et puis, un jour, sans que je sache pourquoi, peut-être la magie d'une soirée mémorable au cours de laquelle nous avions bu bien plus que de raison, elle céda à mes avances. Sans un mot. Sans explication aucune.

A partir de ce moment, je cessai littéralement d'exister pour les autres. Je devins fou d'elle, de son corps. Elle était experte dans les choses de l'amour. Ayant deviné depuis le premier instant dans mon regard les fantasmes qui m'habitaient, elle avait su extirper de moi le plaisir sauvage auquel j'aspirais. Et au moment où le spasme de la jouissance m'étreignait, elle avait pris l'habitude de me regarder fixement dans les yeux, comme si, en écho aux étreintes qui animaient nos corps, elle avait voulu prendre possession de mon âme. Et quand le moment du calme était venu, comme pour se faire pardonner, elle caressait mon dos de la main pour apaiser les striures brûlantes que ses ongles vernis de noir avaient laissé pendant les moments d'extase.

Des jours entiers, nous restions enfermés. Des jours entiers, je caressais sa peau ; une mince chaîne d'or enserrait sa cheville et son nombril était orné d'une perle aux reflets chatoyants. Et elle avait, dans le creux des reins, un tatouage bizarre, une sorte de phénix renaissant de ses cendres. Ceci m'intriguait. Plusieurs fois, je lui avais demandé quelle en était la signification. Mais, elle opposait à mes questions un silence obstiné. Une fois, une fois seulement, je crus qu'elle allait se livrer, mais elle se contenta de poser son index au travers de ses lèvres et me dit : "chut..." Je compris qu'il était inutile d'insister.

Et jamais, jamais je ne vis un sourire, même fugitif, parcourir son visage.

L'hiver passa. Les jours se mirent à rallonger. Un matin, je me levai, l'esprit inexplicablement ailleurs. Un doux soleil, le premier soleil de printemps, traversait les persiennes et venait effleurer la joue d'Héloïse encore endormie. Je réalisai que le temps de l'équinoxe était arrivé, Je pensai tout naturellement au mouvement des astres, et par association d'idées, mon existence précédente me revint à la mémoire avec une violence inattendue.

Une idée folle me traversa l'esprit... Étais-je le même homme qu'avant ? Y-avait-il une continuité, un lien entre l'amoureux du plaisir que j'étais maintenant et l'être d'avant, celui qui se consumait sans espoir dans ces attentes stériles ? Ce mystère me tourmenta un moment, puis voulant en avoir le coeur net, je décidai de retourner avec Héloïse revoir les paysages de dévastation que j'avais quittés...

Suite : Syzygie III - Equinoxe

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