Syzygie I - La vigie

Publié le par ErMa


Le texte ci-dessous a germé lors d'un récent séjour dans la baie du Mont Saint-Michel, où j'ai des attaches familiales. L'amplitude très importante des marées (jusqu'à 14 mètres de marnage) est bien connue. J'ai toutefois été particulièrement frappé par un phénomène plutôt nouveau (datant de quand exactement ?), qui concerne le recul de la côte, peut-être une conséquence du réchauffement climatique ? L'histoire étant vouée à être un peu longue, je l'ai découpée en trois parties, dont voici la première.


On m'avait assigné ce rôle : vigie.

En faction depuis les premières heures de la journée, je prenais position sur un modeste promontoire qui surplombait la baie. De mon observatoire, je pouvais à loisir parcourir du regard le panorama infini qui se déployait autour de moi. Deux rivières jumelles ondulaient paresseusement parmi les champs de criste marine ; leurs méandres dessinaient dans la vase d'amples arabesques qui miroitaient sous le soleil. Un peu plus loin, la ligne bleue des anciens polders semblait palpiter dans l'air surchauffé, se confondant presque avec le ciel. De l'autre côté, le liseré blanc de la côte s'échappait à des distances prodigieuses, pour venir se dissoudre dans une brume légère qui voilait l'horizon.

Des jours durant, du matin au soir, je guettais. Je guettais des ennemis potentiels qui jamais ne daignaient donner signe de leur présence. Tout au plus pouvais-je discerner par moments, semblant planer au dessus du sol, quelques silhouettes éloignées... Mirages...

J'avais entendu dire que, lors des grandes marées d'équinoxe, la mer se retirait hors de ma vue dans un espace infiniment plat, qu'il était possible de marcher des heures et des heures durant, en direction du large, sans que le niveau de l'eau ne dépassât les mollets. Dans ces lieux incertains - existaient-ils vraiment ? - des rochers légendaires affleuraient parfois, qui n'existaient sur aucune carte, ou bien encore l'épave d'un navire fabuleux, dont le nom m'échappe, peut-être même encore chargé d'or, qui émergeait un instant.

On m'avait dit aussi, que dans ces territoires de l'estran, une vie grouillante, souterraine et organique, se manifestait à ma portée, mais moi, je persistais à n'y voir que des paysages désolés frappés du sceau du désespoir et de l'ennui. J'enviais l'océan, sa vigueur, le mouvement, la force. A une hauteur prodigieuse, des sternes silencieux parcouraient la voûte uniformément bleue.

A ces moments là, je regardais la mer s'enfuir. Imperceptiblement, la perspective changeait, calmement les deux rivières se vidaient vers leur embouchure, peu à peu, un silence d'airain s'installait, ne subsistaient plus que de vastes étendues mortes qui scintillaient faiblement sous le soleil.

Venait le moment ultime, l'instant immobile, où l'océan avait complètement disparu, il me semblait que tout souffle d'air s'était dissipé. Le temps était comme de la poix, figé, il ne s'écoulait plus. 

Silence. Silence.

Sidéré, j'attendais le retour de l'eau. Et seule la promesse de ce renouveau, l'attente de ces moments rares,  comme l'arrivée tant espérée du mascaret remontant les rivières qui emmenait dans son sillage l'odeur iodée de l'océan, me donnait la force d'exister, en dominant l'angoisse inexprimable qui m'étreignait.

J'avais fini par haïr ces espaces stériles. Et pourtant, j'éprouvais pour eux comme...... Oui, une étrange et malsaine fascination, c'est sans doute cela qui me liait indéfectiblement à elles, et qui me faisait rester des heures durant sans rien dire, sans rien faire, le regard rivé à l'horizon irrémédiablement tari.

Et puis dans le silence tonitruant qui habitait ces heures creuses, une impalpable vibration de l'air... J'avais compris que le mouvement s'était inversé, le jusant avait cessé. L'onde se profilait au lointain, et dans la fraîcheur du soir revenu, on revoyait l'océan, son souffle, les vagues battaient de nouveau le rivage.

Et ce mouvement se reproduisait immanquablement, inexorablement. Etait-ce donc la marque du Grand Architecte, cette mécanique imperturbable, d'une infinie précision, qui martelait le rythme de mes journées toujours pareilles ?

Mais, avec le temps, je constatai un étrange phénomène. Insensiblement, le retour des flots se faisait moins vigoureux. Il semblait écrit que la mer se retirerait à tout jamais, comme exténuée, laissant désormais derrière elle ces étendues monotones, oh ! Si monotones : des champs immenses de salicornes, sable et sel mêlés, sur lesquels venait onduler, aux heures les plus chaudes de l'après-midi une brise inflexible.

De longs bancs de sable blanc se déployèrent vers le large. Tous les ans, il arrivait que leur disposition changeât. Mais jamais ils ne reculaient. Et passé un certain moment, plus jamais l'eau ne vint les recouvrir. De vastes vasières  étendirent leur emprise alentour. Et puis les anciens pontons, qui dans les temps reculés avaient vu le flot battre leurs murs, ne furent plus que des vestiges perdus au milieu d'une steppe herbeuse que balayait par moments des vents incertains.

C'était comme si la mer était morte une seconde fois.

Sentinelle dévorée par le vide, j'avais fini par me confondre avec la roche. J'étais devenu statue, un être minéral pétrifié par une indicible douleur.

Était-ce cela la vie : attendre ? Attendre, encore et toujours ?

Cette solitude finit par devenir intolérable, il me fallait mettre un terme à cette comédie absurde, dans laquelle je sentais ma vie qui s'enfuyait comme ces pincées de sable que je laissais filer entre mes doigts tout au long de ces veilles interminables. Je finis par me convaincre que j'étais bel et bien prisonnier. Je pressentis que je risquais d'y perdre ma raison. Il y avait urgence.

Ce n'était pas déserter, c'était simplement se sauver... Je partis donc. Loin. Et pour longtemps.

Suite : Syzygie II - Héloïse


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